Voici un magnifique conte de Marc André Fortin, conteur, publié dans La Presse plus du 30 déc. 2013. Pauline Jalbert, ADL
C’était dans le temps où le temps avait encore le temps de prendre son temps. Un temps où les hivers étaient rudes, froids et jaloux ; c’était « autrefroid ». Des froids tant tellement froids que même le temps figeait dans un bloc de glace tout l’hiver; les secondes devenaient des flocons, les minutes des bancs de neige et les heures des tempêtes. Le vent, lui, changeait les journées en poudrerie et transformait les nuits en cercle polaire. Dans ce temps-là, même le froid frissonnait. Parfois, on pouvait voir des bonshommes de neige, grelottants, entrer dans les chaumières pour se réchauffer un peu. Ils s’assoyaient près du feu de foyer, chocolat chaud dans les mains ou verre de rhum pour les plus vieux. Tout en regardant les tisons tournoyer, se consumer et s’exalter, cette peuplade hivernale rêvait d’été ou de Punta Cana. Certains jours sans nuage, on entendait le rire fou du soleil daignant jeter un regard sur le village et gardant jalousement l’éclat de ses rayons. Durant la nuit, la lune n’osait même plus se miroiter, de peur de figer pour l’éternité. Les étoiles avaient pris l’habitude de s’éloigner du village, craignant la souffrance des engelures. La Grande et la Petite Ourse, quant à elles, ne sortaient plus de leur tanière céleste et avaient passé le message à la Voie lactée pour éviter qu’elle ne glace. Toutes les rivières coulant vers le nord changèrent même de direction, se dirigeant vers le sud dans l’espoir d’y trouver un peu de chaleur! Dans ce temps-là, c’était l’enfer à l’envers à Saint-Cyrille-de-Wendover; on vivait vieux ou on mourrait jeune. Durant l’une de ces journées polaires, un 27 décembre, une grande réunion avait été organisée par monsieur le curé. Tous étaient attendus à l’église où ce dernier allait psalmodier une nouvelle idée de génie pour faire grimper le mercure de quelques degrés dans le village givré. Les rumeurs et les ragots avaient peine à se propager d’une maison à l’autre. Aussitôt la rumeur en dehors des murs, elle figeait en glaçon suspendu aux toitures. À cette époque, on pouvait savoir facilement laquelle des familles de Saint-Cyrille-de-Wendover colportait le plus les « y-paraît-que », les « entendu-dire » et les « qu’en-dira-t-on »; il n’y avait qu’à regarder le bas des toitures pour y compter le nombre de glaçons. Il s’en disait, des « quolibêtises » et des « calhommeries »! En chemin vers l’église, chacun proposait son hypothèse, sa supposition, son « y-se-pourrait-bin-que » sur les idées du curé. On a parlé de déménager le village sur le dos de l’homme-fort, discuté des différentes incantations de la sorcière, on a même suggéré de faire des feux de forge à ciel ouvert à tous les coins de rue! Une idée à faire frémir, voire à faire « surfrémir », a été lancée par le bedeau. À ce moment même, le marchand a arrêté de marcher, l’étudiant d’étudier et l’habitant d’habiter. Le reste du trajet s’est effectué en silence. Le cortège s’est pressé vers l’église où les grelots gonflés d’engelures sonnaient le glas de froides et lentes agonies. À l’intérieur de la demeure de Dieu, les cierges et les lampions avaient la flamme figée, le Christ portait tuque, foulard et mitaines, des bottes de poils de castor et un énorme parka en peau de caribou. Bien en haut dans sa chaire, le curé, en soutane d’ours noir, expliquait sa dernière trouvaille. Plus il parlait, plus il s’ensevelissait. Le froid de l’église transformait son souffle en flocons. Il finit son long discours avec de la neige à la taille. Pour l’homélie, il avait remplacé son vin de messe par du rhum, le tout agrémenté de glaçons d’eau bénite. À la fin de cette messe spéciale, le curé distribua les hosties, chaussé de patins à glace. Sur le chemin du retour, chacun des villageois entendait l’écho écornifleur de monsieur le curé : « On va demander l’aide du Diable, le roi des enfers et de la chaleur, Belzébuth lui-même! » Je vous le jure, dans le village, on « satan » jamais à ça, des pactes avec le Yâble. L’idée de monsieur le curé était fort simple : amener les chaleurs des enfers pour réchauffer tout le village et ses environs. Pour ce faire, tous devaient se présenter, bougie noire à la main, savon d’odeur dans l’autre, ce 31 décembre, minuit, dans le champ derrière le cimetière. « Les bougies serviront aux incantations », avait sermonné monsieur le curé, « et les savons pourront masquer l’odeur de soufre », avait crié le bedeau. À minuit tapant, sous un ciel sans nuage, pendant que l’étoile Polaire déménageait sous le tropique du Cancer, le bon curé y allait d’incantations par-dessus formulettes magiques, de paroles de sorcière et de sparages de ramancheur. Cela faisait une heure que toute la paroisse espérait que les jacasseries de monsieur le curé trouvent preneur. C’est entre deux ours polaires qui couraient vers les Antilles qu’un petit nuage de boucane de soufre s’enfuma devant les 128 villageois. Aussitôt le Diable « déboucané », on vit le feu des enfers se glacer, la grande queue rouge se bleuir et tout le démon se congeler sur place. Un cube de glace emprisonna le nuage de soufre et son souffleur… C’est ainsi que le froid a perduré dans le village, et ce, pour neuf autres bonnes saisons. *** À raison d’un degré par jour, Saint-Cyrille-de-Wendover se réchauffa. Par conséquent, le froid « d’autrefroid » céda sa place, par un beau dimanche après-midi, au printemps. Le soleil dansa au-dessus des chaumières, le printemps mangea la vieille neige et le bloc de glace se mit à fondre. L’eau, le soufre et même le diable fondirent, dégouttèrent et s’infiltrèrent dans la terre du champ. À partir de ce jour, tous les puits, les nappes phréatiques et les étendues d’eau se mirent à sentir, et à ressentir l’évaporation du soufre des enfers. Encore aujourd’hui, dans certains coins de Saint-Cyrille-de-Wendover, les robinets ont l’accoutumance de dégager les effluves du Diable lui-même, odeurs qui mettent en souvenance le temps où c’était l’enfer à l’envers. QUI EST MARC-ANDRÉ FORTIN? Marc-André Fortin est bachelier en psychologie et diplômé en enseignement de l’Université du Québec à Trois-Rivières. Il travaille comme conteur professionnel depuis près de 10 ans. À l’affût des rumeurs et des mythes, cet « agrémenteur d’histoires », comme il se qualifie lui-même, aime à piger dans les rumeurs, les légendes et les faits historiques pour les teinter de sa touche personnelle, singulière et humoristique. Il est cofondateur de la Confrérie des menteurs du Québec, un regroupement de conteurs et d’autres membres qui font la promotion de la « menterie » comme forme d’expression artistique. |
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